Jemâa la Faim
Le temps s'étire chez Said, n°41, Jemaa el Fna.
Il est assis entre deux groupes de clients, je ne l'ai pas vu s'installer.
Le voilà, en face de moi, une rangée de tables nous sépare. Il dévore. Du pain, qu'il trempe dans la sauce rouge, des morceaux de poisson frit, comme s'il rompait un jeûne de mille ans. Meskin ("le pauvre".)
Ses vêtements ne disent rien, sauf cette couture déchirée à l'épaule. La main attrape le pain, l'olive, le poisson, fait le tour des petites assiettes disposées autour de lui, prend garde qu'aucune ne s'envole, encore pleine, dans la main d'un serveur distrait.
S'il est là, attablé comme un riche, s'il mange, pauvre hère, à sa faim, c'est que quelqu'un le régale. J'observe, tandis qu'il mâche, le regard discret mais bienveillant du couple de marocains à sa droite. Elle, de face, les traits anguleux, maigre et un peu austère. Lui, de dos, en veste de cuir. Le pauvre a terminé son poisson et désigne à la femme l'assiette où gisent les reliefs de friture. Elle interpelle aussitôt le cuistot, qu'il envoie une autre assiette de poisson.
Sans entendre les paroles du pauvre, la gratitude de son regard, la façon dont il incline la tête, traduisent "Allah irhem l walidyin", Dieu bénisse vos parents, probablement.
Meskin, le pauvre, sirote son coca, enfile les olives tout rond, termine son pain jusqu'à la dernière miette.
L'assiette de poisson a atterri sur une table à côté de la mienne, encore loin du destinataire. Je regarde : le poisson, l'homme, je lui fais signe. Il ne comprend pas, se penche un peu, aperçoit l'assiette, son visage s'éclaire, oui oui, c'est la mienne ! Nous rions en silence, juste les visages, le serveur Mohammed est occupé à prendre une commande et tout son temps, je fais le signe de la montre au meskin, du genre, alors il en met du temps, et ce poisson qui refroidit ! Le pauvre bonhomme rit de bon coeur. J'interpèle Mohammed, "Aywa, chouf, l hout!" (et alors, regarde, le poisson !) Il fait un "oui oui" de la tête, pressé, occupé.
Nous échangeons des rires avec l'homme, histoire de se moquer, pour rien, comme ça. Mohammed se retourne, comprend, me dit, tout en berbère, de porter l'assiette moi-même. Je me lève, contourne la table, saisis l'assiette, vais la poser devant meskin, tout content. B sahha, je lui dis, à ta santé. Il sourit de toutes ses dents.
Mohammed repasse, lui donne un pain, et encore de la sauce. Meskin se régale.
Le regarder manger ainsi, voir la bienveillance de ce couple qui paye pour lui, sous mes yeux, son addition, de Mohammed et les cuisiniers qui lui donnent du rabe avec gentillesse, avec autant d'égards que s'il s'agissait d'un autre client, me donne les larmes aux yeux.
Dans ce minuscule restaurant éphémère, ce soir (et tous les soirs peut-être ?), le genre humain est beau à voir. [KA]
Marrakech, novembre 2006
dernière mise à jour : 29/11/06
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