Plage Blanche
La voiture de tourisme cahote lentement sur le plateau caillouteux qui mène à Plage Blanche. Très vite l'étroite route carrossable a laissé la place à de mauvais chemins puis à la trace à peine marquée de la piste serpentant dans la montagne, se ramifiant en plusieurs voies qui se perdent à l'horizon ou se rejoignent quelques centaines de mètres plus loin. La conduite demande une attention soutenue pour ne pas tomber dans l'une des multiples embûches semées sur la route. Parfois il faut descendre pour reconnaître le passage avant de s'y engager ou pour dégager les plus grosses pierres. La chaleur minérale fait vibrer l'horizon. Un nuage de poussière s'élève à notre passage, recouvrant peu à peu les vitres de son rideau orange.
L'après-midi touche à sa fin lorsque nous atteignons la côte. Le soleil s'est caché derrière un voile de brume noyant le paysage dans une lumière diffuse. A l 'extrémité d'un plateau désolé les antennes d'une station de la marine royale surveillent la mer. Un marin désœuvré nous informe qu'il n'y a rien à Plage Blanche : pas d'hôtel, pas de café, pas de restaurant.
Il est cinq heures et nous n'avons pas envie de faire la piste en sens inverse. A quelque distance, un poste de la protection civile monte la garde en haut de la dune. Dix maîtres nageurs y sont affectés. Nous faisons halte auprès d'eux. Ce sont des étudiants qui passent là le temps des vacances à surveiller la plage dont les baigneurs sont absents. Ils vivent dans un bungalow sans eau et sans électricité, ravitaillés une fois par semaine par une land rover. Cette semaine la land rover n'est pas venue et les vivres commencent à manquer. Ils améliorent les menus avec les poissons qui foisonnent dans la mer et dans la rivière toute proche. Ils nous accueillent les bras ouverts.
Nous sommes invités. On s'arrangera pour manger et dormir tous ensemble et de fait ils nous installent dans leur chambre s'entassant dans la pièce commune. Nous avons vraiment l'impression de nous trouver au bout du monde. Derrière nous le désert et devant, la mer qui bat le rivage se mêlant indistinctement aux nuages bas. Nous nous promenons avec l'un de nos hôtes. Nous descendons la dune pour rejoindre la rivière. Des ibis chauves arpentent les berges d'une démarche prudente. Ils s'écartent à peine à notre approche. De grands oiseaux de mer s'envolent lourdement frôlant le sol d'un battement ralenti. Quelques dromadaires viennent se baigner au fil de l'eau dans le jour qui s'éteint. Des poissons crèvent la surface à intervalle régulier : ils ont tous la même taille respectable. Sur l'autre rive des masures escaladent le relief. Ce sont les maisons des pêcheurs qui vivent là au milieu du vent et des embruns.
Mostafa nous montre le bateau qu'il utilise pour jeter ses filets. C'est une épave, une méchante barque jetée un jour par la tempête sur le rivage. Quelques plaques de contreplaqué arrachées elles aussi à la mer occultent tant bien que mal les larges entailles qui déchirent ses flancs.
Nous gagnons la plage et suivons quelques temps la lisière d'écume avant de remonter le raidillon escarpé de la dune. En rentrant Mostafa se met à pétrir le pain qu'il cuira plus tard dans un minuscule four à gaz. Rachid a préparé des œufs sur le réchaud de camping. Nous mangeons à même le plat avec le pain du matin.
Aujourd'hui il n'y a pas de poissons. Un dromadaire en maraude en remontant la rivière a déchiré les filets. Le paysage s'efface lentement dans le jour qui descend enfermant la cabane d'un cercle concentrique. Quelques bougies fichées dans la carcasse d'un projecteur éclairent le campement. Comme toujours au Maroc c'est le moment de la parole autour de la théière fumante. Nous évoquons nos expériences respectives si différentes et en même temps si semblables.
Ils nous racontent la chronique de Plage Blanche : l'eau qu'il faut aller chercher à pied à trois cents mètres en traînant des fûts à se casser le dos, les touristes allemands qui mystérieusement s'installent tous au même endroit pour camper, Isham, l'âne solitaire redevenu sauvage après la trahison de son maître qui, peut-être par vengeance, piétine les tentes isolées, ouvre d'un coup d'épaule la porte du bungalow et met à mal la réserve de lait concentré, l'extermination des chiens au fusil par les villageois exaspérés après l'attaque d'une chamelle, les coups de filets miraculeux qui ramènent d'un seul élan sur la rive leurs huit kilos de soles, le chasseur de serpents vivant non loin de là qui hypnotise les cobras avant de les glisser dans son sac, le soleil qui brûle la peau ou l'humidité et le sel qui s'insinuent partout...
La nuit est tombée sur Plage Blanche. Les bougies sont éteintes, le feu se meurt doucement. Nous allons nous coucher. Dans la nuit, Isham déchire le livre que nous avons oublié devant la porte.
[JBT]
(été 2001)
dernière mise à jour : 13/08/04
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