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Les Pêcheurs
Nous roulons depuis quelques heures sur la route côtière entre Safi et Essaouira. Khaled qui nous a suivi depuis Fès somnole sur la banquette arrière. L'éclat blanc d'un marabout, dressé entre ciel et mer en haut de la falaise attire mon regard. Nous nous engageons sur le chemin qui mène à la mer. Nous stoppons la voiture au pied du mausolée sur une esplanade caillouteuse qui s'arrête net avant de plonger vers les vagues quinze mètres plus bas.
Quelques maisons se répartissent en haut de la falaise à l'amorce d'un chemin escarpé qui dévale la roche pour gagner le mouillage des barques dansant dans les embruns. Le vent salé nous fouette le visage lorsque nous mettons pied à terre effaçant cette sorte de torpeur qui s'installe toujours malgré la tension de la conduite lors d'un voyage en voiture. Une jeune fille s'approche de nous pour nous offrir des fruits de grenadier qu'elle vient de cueillir derrière sa maison. Son visage garde encore les traits un peu flous de l'enfance mais déjà ses gestes sont ceux d'une femme lorsque elle relève ses cheveux décoiffés par la brise de l'océan. Elle se nomme Kaltoum.
Son père sort à son tour de la maison la plus proche avec un grand plat de sardines à peine égouttées de la friture brûlante. Il est plus de deux heures, nous avons faim et nous acceptons sans façon son invitation sur le capot de la voiture. Il reparaît aussitôt avec le plateau et la théière. Le thé brûlant mousse dans les verres en exhalant le parfum de la menthe.
Notre hôte parle avec Khaled qui nous traduit ses propos : ce sont des pêcheurs et nous sommes invités à dormir chez eux, si nous sommes d'accord. Depuis le temps que nous venons au Maroc, nous ne sommes presque plus étonnés de ces brusques invitations qui n'ont la plupart du temps d'autres raisons que le sens de l'hospitalité et le plaisir de partager avec le voyageur un moment de sa vie. Nous acceptons avec joie.
Le soir, en rentrant de la plage nous retrouvons Kaltoum en haut de la falaise. Son père nous indique ou garer la voiture, tout près de la maison. C'est une sorte de fortin de pierre assez ancien dans lequel on pénètre par une porte à deux battants. Il diffère beaucoup des constructions de terre que nous connaissons dans l'Atlas. Un chien vient nous examiner avec méfiance avant de nous laisser entrer. Quelques pièces de plein pied s'organisent autour d'une cour cimentée dans laquelle s'ouvre le puit. A droite la cuisine et à gauche la salle commune, éclairée par la lampe alimentée par la batterie branchée sur un panneau solaire. Une propreté méticuleuse règne dans l'ensemble de l'habitation.
Miloud le grand frère est à la maison. Il ne peut pas marcher car ses jambes ne se sont pas développées et se replient inutiles sous lui. Il se déplace cependant partout avec agilité en se servant de ses bras. Il nous explique que tous les soirs, il joue au football sur la plage avec les autres jeunes du village. Bien sur, lui, il a droit de pousser le ballon avec les mains et son coup de tête est souvent fatal au gardien de but adverse. Il parle un français appliqué qu'il a appris tout seul dans son dictionnaire. Il sourit à la vie avec gentillesse.
Le petit frère de Kaltoum est rentré de l'école à pied son cartable sur le dos. Nous lui donnons des jeux de société et toute la famille se retrouve dans une partie de mikado à même le tapis. Chacun essaie à son tour de faire preuve de son habileté dans cette épreuve nouvelle. Le plus âgé des fils, pêcheur lui aussi et déjà marié, s'amuse avec son bébé. Il est muet et s'exprime avec tout un vocabulaire de signes qui parlent surtout des choses de la mer : les vagues, les courants, les poissons, le vent et les bateaux. Nous lui offrons l'un des livres que nous avons emmenés avec nous et dans lequel Cousteau raconte les requins.
Le repas terminé, ils nous laissent avec Khaled dans la salon car ils doivent partir tôt à la pêche le lendemain matin. Après une bonne nuit sur les tapis, nous nous réveillons pour le petit déjeuner. La mère, en notre honneur, fait cuire sur une plaque métallique posée à même le réchaud à gaz, des m'smen, ces crêpes feuilletées et compactes que l'on déguste arrosées de miel. Kaltoum nous emmène visiter la nouvelle maison que son père fait construire à quelques pas de là.
Au moment du départ, nous hésitons un peu sur la conduite à tenir. Doit-on leur proposer de les dédommager pour leur hospitalité ? Khaled nous en dissuade d'une phrase rapide et sans appel : " Tu veux les insulter ? ". Nous offrons un dernier cadeau à Kaltoum avant de reprendre la route : une barrette en bois sculpté représentant un chat. En haut de la piste nous nous retournons vers elle : nous voyons sa silhouette minuscule se découper sur la mer bleue au bord de la falaise, elle agite le bras pour nous souhaiter bon voyage.
[JBT]
Environ d'Essaouira
automne 2002
dernière mise à jour : 23/08/04
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